Au lieu de proposer conjointement une stratégie de gestion des conflits, par son action réticente, la communauté internationale a permis à l’Éthiopie de glisser dans la dangereuse zone des atrocités de masse. Le temps presse car l’impunité alimente l’exaspération, ce qui renforce la perte de contrôle de la situation par le gouvernement.
Depuis l’intervention militaire des Forces nationales de défense éthiopiennes (ENDF) dans la région du Tigré en novembre 2020, des témoignages de violations systématiques des droits de l’homme apparaissent dans les médias. Les entretiens avec des réfugiés au Soudan, les images satellite et les rapports en provenance du pays font état d’exécutions extrajudiciaires fondées sur l’ethnicité, de l’établissement de listes par ethnicité à des fins obscures à Addis-Abeba, de viols et de violences sexuelles, ainsi que de tentatives de transfert forcé de propriétés de personnes au Tigré. Des meurtres et des déplacements à grande échelle ont également été signalés dans d’autres régions, notamment dans la région de Benishangul-Gumuz. Les images d’ENDF lourdement armées en tenue de camouflage entrant dans les villages à bord de camionnettes alimentent le récit des organisations de la société civile internationale, dont l’ensemble d’indicateurs et d’analyses pointerait vers un génocide et des atrocités de masse.
L’inquiétude concernant la violence basée sur l’ethnicité n’est pas nouvelle en Éthiopie. En 2005, dans le cadre de mon travail au Bureau du Conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide, nous avons été contactés par de jeunes militants politiques attirant notre attention sur le risque de violence à grande échelle dans le contexte des élections générales à venir. Des photographies de brutalités policières et de leurs conséquences soulignaient graphiquement leur affirmation. Dans le sillage des élections, 193 manifestants ont été tués par la police, selon un rapport interne divulgué. Des rapports d’atrocités nous parvenaient également de l’Oromia de manière constante.
Cependant, pour de nombreux observateurs, ces préoccupations semblaient appartenir au passé. Le Premier ministre Abiy, premier Oromo élu à ce poste, a orienté le pays vers une transition décrite comme « multi-ethnique et démocratique ». Lorsqu’il a reçu le prix Nobel de la paix en 2019, il semblait avoir atteint l’objectif majeur de la paix avec l’Érythrée, basée sur une frontière convenue. Entre-temps, selon les informations rapportées, des troupes érythréennes seraient retournées en Éthiopie et auraient été aperçues au Tigré soutenant les ENDF. Elles et les forces régionales mêlées à des éléments de milices de la région voisine d’Amhara auraient commis de graves violations des droits de l’homme échappant au contrôle du gouvernement éthiopien, ce qui mine la confiance limitée établie par l’accord de paix.
Abiy avait libéré des prisonniers politiques, nommé des femmes à de nombreux postes ministériels et intégré un dissident connu à la tête du Conseil électoral national. Il a réorganisé les partis ethniques et régionaux du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF) en un nouveau Parti de la prospérité. Il n’était pas surprenant pour les experts de la politique et de la société éthiopiennes qu’au lieu de surmonter les divisions ethniques et régionales, la mise en œuvre de ces mesures ait provoqué la résurgence de conflits ethniques de longue date.
La Constitution de 1995 a établi un système de fédéralisme ethnique (« national » en amharique), qui repose sur une confédération de « nations, nationalités et peuples » au sein d’« États », très divers en population et en taille. Les nations ont le droit, entre autres, d’adopter leurs propres constitutions, de choisir leur langue officielle, de créer des recettes fiscales, de former des forces de sécurité régionales et même le droit à la sécession. Cependant, la formulation des dispositions respectives dans la Constitution offrait intentionnellement une marge d’interprétation. Le règlement des différends entre l’administration centrale et les États n’est pas clairement réglementé et est confié à la Chambre de la Fédération et au Conseil d’enquête constitutionnelle, fondé sur un compromis politique plutôt que sur une décision contraignante d’un mécanisme impartial de gestion des conflits suivant l’interprétation de la Constitution.
Au cœur du conflit avec le Tigré se trouve un autre différend entre l’État et le pouvoir central, comme cela s’est produit en Éthiopie par le passé. Dans ce cas, les enjeux étaient plus élevés étant donné le rôle dominant du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) dans le gouvernement central par le passé. Comparée au pouvoir de l’administration centrale dans d’autres systèmes fédéraux, l’intervention militaire ne devait pas signifier en soi une rupture dans la voie de la transition, mais un rétablissement de l’ordre constitutionnel.
Le 28 novembre, Abiy a déclaré au Parlement que l’opération militaire était terminée. Depuis lors, au plus tard, la situation au Tigré devrait être régie par la police et le droit pénal avec un contrôle judiciaire complet.
Le système de fédéralisme ethnique a été légitimé par un accord simulé entre les peuples et les nations au sein de chaque État avec le pouvoir central, alors qu’en réalité, il a été imposé par l’EPRDF depuis le centre. La pérennité de cet arrangement est déterminée par la congruence entre la volonté majoritaire du peuple et les représentants des États au niveau central. Les partis ethniques et régionaux ont pu intégrer les intérêts des États dans le compromis politique au niveau central pendant longtemps. Cependant, la société éthiopienne a évolué au cours des 25 dernières années. Bien que l’urbanisation soit lente et ne concerne que 21 % de la population, elle devrait doubler d’ici 2030. L’agriculture demeure la base de l’économie, mais les emplois dans le secteur des services ont connu une croissance rapide. L’éducation influence le développement de l’économie non agricole et la jeune population, avec une moyenne d’âge de 17,5 ans, exige des emplois productifs dans les petites villes. La migration interne des jeunes Éthiopiens éduqués, même au sein d’une même région, rendra au fil du temps l’ethnicité secondaire par rapport aux intérêts professionnels, économiques et autres partagés avec des personnes issues d’identités tribales et de régions diverses. Actuellement, Addis-Abeba compte déjà une proportion de 59 % de sa population provenant des zones rurales, et Dire Dawa 38 %. La transition initiée par Abiy est opportune et inévitable. Pour qu’elle réussisse, l’arrangement actuel doit être remplacé progressivement par un nouveau contrat social entre les régions et le centre, fondé sur une narrative commune de l’Éthiopie en 2030.
Une solution ne pourrait être trouvée qu’au sein du pays et sur la base d’un dialogue politique inclusif, mais la situation ne semble pas propice à des discussions sérieuses. L’exécution de hauts responsables du TPLF, y compris l’ancien ministre des Affaires étrangères Seyoum Mesfin, et l’arrestation préalable de dirigeants de l’opposition accusés de terrorisme, ont envoyé le signal que le dialogue n’était pas la voie privilégiée par Abiy pour relever les défis. Après la discussion non concluante de la situation lors du 38e Sommet extraordinaire de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), Abiy a également rejeté la médiation de l’UA.
Cette impasse pourrait être rompue si la discussion actuelle sur le Tigré était élargie aux possibilités de prévenir de futures violences ethniques sans que le gouvernement central ou les partis régionaux n’insistent sur le contrôle politique du résultat. Il existe des possibilités pour les partenaires internationaux de l’Éthiopie de soutenir la création des conditions nécessaires à de telles discussions par le biais d’une stratégie globale conjointe. Cette stratégie doit décomposer les différentes questions à court et moyen terme liées à la situation actuelle en Éthiopie selon un continuum d’étapes menant à un dialogue national sur des améliorations institutionnelles cruciales avant les élections prévues en juin 2021.
1. L’accès humanitaire est apparu comme la priorité commune de ceux qui sont intervenus dans le conflit jusqu’à présent. Le Conseil de sécurité de l’ONU a discuté de la situation humanitaire en Éthiopie sans parvenir à un accord sur la manière d’y répondre. Cela souligne le dilemme politique des gouvernements occidentaux, qui considèrent l’Éthiopie comme un allié dans une région volatile, en particulier contre les militants islamistes liés à Al-Qaïda, al-Shabaab, dans la Somalie voisine. En décembre 2020, l’UE a reporté le versement de près de 90 millions d’euros d’aide budgétaire en raison des préoccupations du bloc concernant la crise dans la région nord du Tigré et a conditionné le paiement à un accès humanitaire complet à l’État. Cependant, conformément à ses principes d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance, l’aide humanitaire ne comprend pas les outils permettant de prévenir les violations massives des droits de l’homme signalées dans le pays. Une réponse internationale aux atrocités de masse fondée sur l’aide humanitaire a échoué par le passé et ne doit pas être répétée. Au lieu de cela, un soutien devrait être offert à l’Éthiopie pour répondre aux besoins humanitaires par le biais de ses propres institutions et procédures. L’évaluation de l’impact de cette assistance par rapport aux normes de préoccupation internationale devrait être surveillée sur la base d’indicateurs convenus liés à la prévention des atrocités de masse. L’ONU devrait reprendre son soutien humanitaire antérieur aux réfugiés érythréens.
2. Les partenaires de l’Éthiopie devraient définir clairement et limiter leur préoccupation internationale. Compte tenu du contenu des rapports sur la situation et de l’acceptation mondiale de la R2P, la souveraineté de l’Éthiopie est affaiblie jusqu’à ce qu’elle prenne des mesures vérifiables pour enquêter sur les violations présumées des droits de l’homme et tenir les auteurs pour responsables. Le rôle de l’Éthiopie en tant que pays hôte de l’UA et l’art. 4 lit. h de l’Acte constitutif de l’UA soulignent cet intérêt. En outre, l’Éthiopie accueille la CEA de l’ONU et est un important centre logistique et contributeur de troupes aux opérations de paix de l’ONU en Afrique. La préoccupation légitime de prévenir les atrocités de masse devrait encadrer la stratégie conjointe et déterminer la forme de coopération et l’interdépendance des différents éléments.
3. Les partenaires de l’Éthiopie devraient offrir un soutien technique pour le fédéralisme constitutionnel aux partenaires politiques, de développement et académiques. L’escalade du conflit avec le Tigré a été causée par la préoccupation du gouvernement central de créer un précédent pour d’autres États concernant l’exercice du pouvoir central en cédant aux élections régionales. Cette préoccupation serait atténuée s’il existait un mécanisme indépendant de gestion des conflits dans la Constitution dans le cadre du système de fédéralisme. L’expérience de différents modèles de fédéralisme est disponible et pourrait être présentée aux parties en Éthiopie. Les problèmes sous-jacents liés à l’organisation du fédéralisme selon des lignes ethniques au sein des institutions établies par la Constitution ont été analysés par le passé. En particulier, l’établissement d’une Cour constitutionnelle fédérale pourrait assurer l’interprétation de la Constitution en ce qui concerne les différends entre les États et l’administration centrale et la protection des droits de l’homme dans tout le pays, sur la base des traditions juridiques, aussi limitées soient-elles, développées par la Haute Cour fédérale et la Cour suprême fédérale concernant les questions transrégionales au cours des 25 dernières années. La Commission éthiopienne des droits de l’homme et le médiateur pourraient traiter les plaintes individuelles sur la base de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Différentes solutions constitutionnelles et institutionnelles ont été développées par d’autres États fédéraux qui pourraient être revisitées à la lumière des développements récents. L’établissement de mécanismes efficaces de résolution des conflits dans la Constitution devrait faire l’objet d’un dialogue politico-académique avant les élections prévues plus tard cette année.
4. La nécessité de rendre compte des violations des droits de l’homme dans différents États offre l’opportunité d’établir un système judiciaire fédéral plus fort et indépendant. L’opération militaire au Tigré étant officiellement terminée, les violations présumées des droits de l’homme peuvent constituer des crimes en vertu du Code pénal et, dans la mesure où elles ont été commises dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique contre une population civile, des crimes contre l’humanité en vertu du droit pénal international (art. 270 et suivants du Code pénal éthiopien). L’enquête sur ces allégations relève de la responsabilité souveraine des institutions respectives de l’Éthiopie, en particulier des tribunaux. L’Éthiopie a soutenu les recommandations du troisième cycle de l’EPU visant à renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la Commission éthiopienne des droits de l’homme. Cette dernière a mené des enquêtes remarquables sur la situation dans différents États, ce qui a permis de replacer la situation au Tigré dans le contexte plus large des développements politiques. Le rapport à mi-parcours, attendu en 2022, offre un calendrier pour mesurer les progrès réalisés dans la lutte contre l’impunité. Les partenaires internationaux devraient fournir une assistance par le biais de leurs institutions judiciaires à ces efforts sur demande.
Un groupe d’États intéressés dirigé par l’Allemagne, le Canada, l’Australie et la Suisse devrait s’engager conjointement avec le gouvernement éthiopien sur une liste de critères et de délais liés à la préoccupation internationale de prévenir les atrocités de masse, ce qui permettrait au gouvernement et à ses partenaires internationaux de mesurer les progrès réalisés par rapport au seuil « manifestement défaillant » dans la protection de sa population civile. Ces critères devraient être ciblés et limités aux risques d’atrocités de masse et ne pas s’aventurer vers le système politique et économique en tant que tel. Les pays énumérés se sont engagés avec l’Éthiopie sur des questions liées à la gouvernance et aux droits de l’homme par le passé de manière discrète et constructive. Ils ont un intérêt réel à défendre la R2P et peuvent fournir une assistance crédible par le biais de leurs institutions et de la société civile spécialisée sans soupçon d’agendas cachés.
L’assistance pour traiter les causes sous-jacentes des conflits devrait se concentrer sur l’établissement d’une Cour constitutionnelle fédérale et le renforcement du système judiciaire fédéral en réalignant et en ajustant les projets existants. Ces derniers devraient principalement répondre aux demandes des différents acteurs en Éthiopie et leur fournir une assistance technique directe. L’ONU, l’UA et l’UE ont tendance à surcharger les projets avec leur propre agenda institutionnel et pourraient être plus utiles dans la mise en œuvre des accords résultant du processus de facilitation plutôt que dans le processus lui-même.
Les partenaires régionaux traditionnels de l’Éthiopie pourraient être moins utiles pour s’engager. Selon les informations, l’armée soudanaise a occupé des zones frontalières précédemment contestées et les relations avec l’Égypte sont tendues en raison des négociations sur le « Barrage de la Renaissance ».
La crise en Éthiopie constitue un risque pour la sécurité de sa population et de la région, mais c’est aussi une opportunité d’aider le pays à faire avancer les réformes nécessaires et à faire des élections un référendum sur les progrès réalisés et les prochaines étapes de la transition.
Références
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